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Toi ! la bouche ouverte, source de mes rires et mes désastres, source du temps qui bruite à mes tempes, toi lait-qui-a-tourné, toi nectar, toi à la douceur de l’arbre dont on a arraché l’écorce, toi qui me berces après m’avoir poignardé, toi qui résistes et mets tes mains à mon cou, toi qui toujours me trahis loin de mes oreilles, toi qui m’entends pleurer sur les sources sèches, toi qui m’entends hurler le ventre noué, toi qui m’entends hurler et toi la gorge déployée en moi, toi dont je suis la chose toi qui fais couler dans mon corps le poison de l’espoir, et qui pèse sur mon cerveau comme un père sans confiance,
Toi ton règne finira, toi tu hurleras à ton tour comme une chauve-souris à la lumière,
Toi tu sentiras les milliers de mains arracher ta peau, tu
Et tu nous entendras engendrer, et tu entendras nos tambours, et tu entendras battre sur nos lèvres les voyelles de notre nature,
Et nos mains agiteront la vraie écriture, et sur de grands autels nous abattrons sur tes genoux
De grands pieux, et nous serrerons tes poignets infâmes les plus loins l’un de l’autre,
Et peu à peu, assurés, l’âme en commun, les mains partagées, les yeux levés pour la première fois depuis des siècles,
Nos poètes pourront par leurs cris déformer les visages :
BONHEUR !
Sur les épaules, l’absence de tout poids ; sur les coins des lèvres, une pression horizontale encore jamais connue, et les yeux pleins de larmes ; sur les pieds nus tremblants d’excitation ; sur les poils, sur l’esprit !
Bonheur sur tous les corps du monde, comme une pluie d’étoiles ! Bonheur sur les chuchotements et les cris, bonheur sur les pas des vieux et des jeunes, bonheur immobile et mouvementé, bonheur à l’égal des rochers et des fleuves !
Bonheur comme réunion à soi-même, bonheur comme grande maison construite de ses mains, bonheur comme sable épars rassemblé à quatre huit seize mains,
Bonheur comme la langue de l’ange posée sur mes dents, cette dose absurde d’or qu’elle y invente, ce liquide brillant qui déborde des deux côtés de ma bouche, et je me retourne et nous en sommes tous étouffés,
Bonheur la gueule pleine d’or ! fumante dans le début d’après-midi, et jamais plus de la pluie grasse qui tache les murs, et jamais plus de la langue inassouvie qui avait erré dans nos glottes jusque-là !
Et toi, toi le sang plein le visage, toi le sang des millions d’hommes que tu as avalés plein le visage, et que tu recraches enfin de force,
Toi le vent battant tes oreilles sourdes, toi les yeux pleins du sel de la vengeance, toi qui n’avais jamais inventé le pardon,
Toi tu regarderais hagard le ciel que tu avais autrefois couvert,
Toi tu regarderas hagard notre ciel,
Toi tu imploreras silencieusement l’algèbre et l’économie,
Toi tu étireras encore tes membres et de tes bras immenses tu tenteras de continuer à te répandre, et trop tard,
Et trop tard ! et tu gémiras
Et nous, nous te laisserons gémir, portés par le plus grand bonheur ! Entends la joie du monde qui voit tes larmes sur l’autel !
Et comme ton ordre s’écroulera et tombera, et que sur ton front poindront les rides de l’échec et du silence,
On entendra la musique de mondes anciens, comme un choeur de Vestales de l’autre côté d’une vallée…
Sur ces pays où, sur cette…
Sous cette chaleur…
Sous le poids de ces années mortes…
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