« I know the voices dying with a dying fall
Beneath the music from a farther room »

T.S. Eliot, « The Love Song of J. Alfred Prufrock »

« Não é bastante não ser cego
Para ver as árvores e as flores. »

A. Caeiro [F. Pessoa], « Poemas Inconjuntos »

1.

Lentement.

On a fait une cérémonie pour l’arbre mort, dont la chair sèche et béante avait été offerte au soleil.

On a sonné des cloches et des gongs sous ce dôme immense, et on a cru voir trembler le ciel comme un capot d’extase.

Une voix effacée parlait dans mon crâne, et ne cessait pas, et encore, et les choses à faire, et la nourriture, et mon corps et mes yeux ;
et puis quelques inconnus qui se mettaient à courir sur mes vastes étendues, et leurs membres sombres inondaient mon image, et leur sonorité comme seule trace de leur présence, et la barque du soleil en plein voyage au-dessus de leur voyage,
et des tâches de pollen au milieu, et des bêtes caquetantes sur le bord de la rive, 
et ce courant d’air et puis non, un peu de sérieux…

Tout durait, et le corps ouvert et les membres et le temps tout ça avançait indifféremment, et leurs hurlements s’évaporaient, et de la carcasse fumante embaumait d’une odeur de sang et de fleurs. 
Tout durait la tête basse, tout allait exister à jamais, et se forcer à la vue d’yeux opaques, et tout persistait et tout persisterait sous la contrainte du soleil, sur la contrainte d’une terre de chiens, sur le fil qui se tend entre tous nos poumons à nous tous, tout continuerait à ne jamais finir, tout serait cette pierre brute, inaltérable, inaltérable celle qui n’a pas encore éprouvé le vent.

Tout tiendrait, stable.

Et puis cet acide qui montait et descendait, de mon ventre à mon cou, sans cesse




*


De la couleur de ma peau des dizaines de couloirs de palais et de salles
De ma peau elle-même des abats-jours, des canapés, des étagères, des peluches,
C’est la nuit et ma peau est sur tous les murs
On me dit que ma peau est sur tous les murs
Je m’endormirai dans ma peau, dans les murs

Je suis moi-même, je suis ma peau. Je suis mon ongle sale, mes poils, ma ride à l’œil droit. 
Je suis mon regard, je choisis où il va mon regard, je choisis le rythme de mes jambes. Pas de doute.
Je choisis le chemin que je prends, j’ai la joie au bout des doigts.

Pas de doute




*


cet-acide-montait-et-descendait




*



J’ai porté mes yeux sur la pliure de la robe à fleurs, sur les nuages d’essence, sur la main d’inconnue à la main d’inconnue, sur les pas incertains, sur ces deux du même âge des deux côtés d’un plexiglass, sur celui-là qui chante sans bruit, et celui-là qui sert un verre, et cette autre qui a des sacs et qui est chargée, et celui-ci qui lit et qui a sa main dans ses cheveux — et tous ces sacs de peaux en errance me gênaient, comme si on m’avait frotté sur la peau avec du papier ponce. Et je ne bougeais pas, et je gardais le même visage, et je gardais la bouche coincée, les rides.

Et les babillements dans les berceaux, les mères qui cherchaient leurs lunettes dans leurs sacs, l’homme qui regardait vers l’arrière sur son vélo, les femmes qui hurlaient, et l’homme là-bas sur les écrans, et rien n’était vrai et rien ne semblait convainquant. 

Sur ma face, l’expression qu’on a quand il y a trop de lumière et qu’on ne peut pas se cacher les yeux avec les mains.

À l’heure perpétuelle des sèves et du silence, tout trop présent, tout trop présent ; et une heure de la fureur des bruits, une heure de massacres à venir, une heure de gens voués à, prêts pour, attendus à, en retard pour, pensant à, hésitant à, refusant de ;

À l’heure des accablements furieux
À l’heure des secousses d’en-bas 
L’évidence était de tout ça, le rejeter.




*


Depuis vingt ans le visage serré

Il monte

j’ai mal

        Il descend




*


C’est la nuit noire et des fumées
Se sont formées c’était beau jour
C’était beau jour et on ne voit plus 
Tout est rasé au ciel une toundra
Aridité jusqu’à mon œil jusqu’à ma bouche
J’ai le dos dans le sol les yeux devant
J’ai la main posée sur mon cœur qui est le tien
J’ai la main posée sur mon buste qui est le tien
J’ai le dos dans le sol je regarde j’essaie de voir
J’essaie de voir et je ne vois rien
Je serre un peu ma main sur moi sur toi
Je serre un peu les dents
On croirait qu’en haut on rit 
— Ça se pourrait —
On croirait qu’en haut ça jongle et ça danse
Qu’on n’entend rien comme quand les voisins font la fête et qu’on essaie d’entendre ce qu’ils disent
On croirait que ça parle là-bas ça parle de la vie et de soi de toi et moi 
Et ça boit ça chante c’est sûr
J’ai la main qui serre un peu 
Je n’entends rien toi non plus
Je vois quelques objets qui passent mais ce n’est pas ça
Et peut-être qu’ils sont beaux ces feux
Peut-être qu’ils ont des couleurs ces feux
Peut-être une à la fois peut-être plusieurs couleurs à chaque explosion
Peut-être que ça fait de jolis bouquets et pourtant
Les fumées stagnent et pourtant c’était beau jour
Beau jour de cirrus des grattements blancs
Sur la face bleue on aurait cru des traits d’usure
Maintenant c’est la nuit et plus rien
Et c’est à mourir de rage un jour si beau
Et c’est quoi le nom de ces trucs 
Et il ne pleut même pas
Et pourquoi ça hein
J’ai le dos de marbre
Je sens le tremblement de ma main
Et on se sent bête hein
J’ai les ongles prêts à entrer dans mon ton torse
Je ne vois rien et je ne comprends plus
J’attends et je me sens bête d’attendre
Nous sommes tous bêtes d’attendre
Nous sommes tous bêtes


Contrefeux de pyromanes





*


un peuple entier à chanter à crier et personne n’a commencé en même temps et d’ailleurs personne ne chante la même chanson ; les roues qui hurlent sur le sol ; les crissements des souterrains ; des hélicoptères ; les hurlements de joie et de pleurs et c’est tout comme ; les bruits TAISEZ-VOUS

Ta voix parmi et au-dessus TAISEZ-VOUS
Tout ce bruit comme conséquence TAIS-TOI
Toutes nos voix ta conséquence TAIS-NOUS

Est-ce que tu as trouvé ton pays ?
ton temps ?
ton énergie ?
ta direction ?



Tu sens le poids d’autres corps, ce ne sont pas tes empreintes que les tiennes qui suivent tes pas, et d’autres voix gazouillent déjà dans ta bouche inattentive ;

On t’a enseigné toute ta vie que tu allais vivre, et te voilà en nage, le visage plein de miel et de plumes, dans l’hiver de tes muscles, prêt à tout jeter ;

Sur les comptoirs de bois poli, on a inséré la viande dans les boyaux pour mieux la conserver. 

Rien-à-voir-avec-toi



Je hais cette peau je hais ce sac d’organes


Et pourtant 

je ne cesse


*



On a vu ces ondes, sur le territoire des langues pendues ; sur les urnes funéraires, des ondes ; sur ces ondes, la transhumance bruyante et désordonnée d’un peuple d’animaux, leur voix indistincte, leur chair sans joie, leurs yeux de râles.

Et voilà que des peuplades… et voilà que… et voilà que la horde, la horde de frelons habillés de toutes les couleurs

Et voilà que se suivant tous tout le temps à jamais ils se pressent leur poids aigre insensible et leurs yeux roulant partout autour ils tombent comme un seul grand sac de peau et les yeux partout ailleurs

Et moi sous leur poids écrasé il y a des hommes des femmes des enfants des rois des peintres et moi en-dessous il y a des ventres creux et remplis il y a des bouches mortes des bouches vives et moi 

Et moi je ne peux pas soulever mon thorax je







2.

Plus vite.

Aujourd’hui sourcils serrés comme par une clé Allen Envie de serrer entre mes mains le visage d’un inconnu de lui presser les yeux avec les pouces Et que tout le monde se mette à faire ça que les choses changent. Aurais aussi aimé avoir une âme et une maison.


*


Et là j’arrive dans une pièce,
Ils sont en train de faire des sacrifices d’animaux, et je crois qu’ils sont tous méfiants parce que ça finira par l’un d’entre nous.

On aurait dit qu’ils étaient tous des reflets d’eux-mêmes, de la couleur des miroirs
— Des reflets à oublier la mort et le devoir à se souvenir d’
Un silence peuplé de hordes séculières émues aux larmes ou les yeux plissés —
Et soudain une vague de corps, beiges et rouges
— Des reflets à se voir mourir des reflets les yeux inaptes le poids de milliards de corps jetés et
La vague soudainement heurtant mon corps —
Et là je tombe dans un désert, et des hommes y portent des toges, et quelqu’un me propose de me relever et il y a une tache au milieu de sa main,

Je refuse son aide et le sable me happe. 


Il fait encore nuit dehors.



*



D’en haut rien, des taches brunes d’en bas ; des tours sombres qui s’effondrent au soleil, et des mâts qui chutent sur le cœur bouillant…

On a rendu hommage, on a essayé de redonner la consistance originelle, ses bagues aux doigts et ses colliers bruyants, et cette allure si vivante qu’eurent tous les peuples d’ombres, cet éclat qu’eurent tous les murs délavés, qu’eurent tous les bras qui portent les marques : et piqûres de moustique, et chocs, et mauvais chemins… 

On a voulu en trouver le symbole, on a voulu ériger avec grâce notre fanion comme sur le ciel un pansement, comme sur des fanges d’acidité le sucre, comme des graines semées sur la terre vaine. 

De ces reflets de nacre nul ne connaît l’échec ; ils sont là et ont perdu les yeux d’ivoire ; ils avancent non pas dans une cavalcade en fête, mais dans cette procession mortuaire qui se croit de bronze plutôt que de boue séchée.

Sur ce moment, des prophètes avaient déjà écrit, et on aurait trouvé dans les grandes bibliothèques des témoignages, parmi des rituels et une recette de tisane
— Et rien qu’en y pensant, la sensation des doigts sur un bois poli, les restes du massicotage sur la table, les feuilles d’un arbre fruitier qu’on a épuré de ses fruits ; et rien qu’en y pensant, la portée nouvelle d’un souffle, la tension des joues, le plaisir à pleins poumons, l’extension à tout rompre d’une joie endormie, et dans cette vapeur sèche, l’odeur d’un oxyde de passé —
Sur ce moment, les anciens avaient imaginé toutes sortes de conjectures, mais il leur avait manqué notre atmosphère, ce chaos aux airs de chat endormi, un chaos sans brutalité, non pas le chaos ; une brume humide, aisée à respirer.

Sur ce moment, les anciens auraient postulé l’apocalypse ; mais la barque du jour navigue.



*

Je n’ai rien aimé autant. Il frissonne toujours en même temps que moi. Il ne dit rien. Il est d’accord avec moi, ou je suis d’accord avec lui. Il a de la mauvaise pluie du ciel, tout est sale ici, moi aussi. Je ne le vois pas grandir, je ne suis pas assez lent. c’est tant mieux. Lui, peut-être qu’il me sent grandir. Des abrutis lui ont écrit sur l’écorce. Tant pis. 




*



C’est cette abeille dont les fleurs ont déjà été butinées



*


Sur ces pays où la colline est jaune et les buissons vert-fond-de-forêt-sans-lumière, 
Sur le haut de ces pays endeuillés par la chaleur, on voit des oiseaux et leur indicible arrogance, 
Sur le haut des terres leur indicible vanité aussi, entre leurs ailes, notre vol qui ne cesse d’être inutile, 
Entre leurs ailes, notre vol qui ne cesse de s’affaisser.

Sur ces pays aussi où la vie est difficile, sur ces grands pays d’un vert et blanc de réséda,
Sur ces pays où on n’existe pas et où on n’existera jamais, sur ces pays où l’eau n’est pas sombre, où se présentent les étendues les plus larges
Et les plus décourageantes, et les plus effroyables ;

Sur ces pays aussi où il ne fait ni chaud ni froid, ni sec ni humide, où le vent brosse les eaux comme une mère attentive, 
Sur le haut de ces pays aux dentelles de pierre, où les murs fleurissent : où on aurait pu crier toute sa vie durant, 
Et tout se déploie avec une telle puissance, avec une telle chaleur, qu’on voudrait ne rien avoir dit et ne plus jamais rien dire.

POUR LE TINTEMENT DE QUELQUES DEVISES, PAR LE COURROUX D’EN-BAS, DES MONTAGNES Y EXPLOSÈRENT.



*



La vraie vie s’est cachée dans l’arbuste, sur la cime des montagnes, sur le haut des toits et le haut du crâne des aigles, sur la face cachée de cette étoile, elle s’est posée sur les entrailles de cercueils innombrables, elle s’est posée sur le crâne de voix mortes, elle s’est cachée entre mes deux yeux, sur un point acéré  en équilibre derrière mon nez, qui ne touche ni au cerveau ni aux muscles ni aux organes ni aux sens, coincée là et inutile et insensible, la vraie vie s’est cachée et on ne peut pas l’éternuer, la vomir, l’absorber, la soudoyer, la nourrir, l’affamer, la tousser, la recueillir, la cajoler, l’aimer, la séduire, la tenir, la serrer, l’écraser, la déchiqueter, la reconstruire, et la serrer de nouveau et à jamais, la vraie vie je ne la serrerai jamais, j’ai beau regarder tout autour de moi, 

je suis voué à l’inexactitude.

Et mon peuple intérieur n’a plus de larmes, 
Et le chœur de mes villes sèches murmure, 
Et le sang des terres stériles, 
Et le sang aux tempes des pas lents, 
Et les sandales sur les chemins, 
Et les chevilles de poussière beige, et sur le lointain la faux qui bruit, et sur la peau marécageuse le poids de l’existence.









3.

Je te vois au métier, tisse, tisse toujours, 
Tisse, tisse, tisse encore des mètres et des mètres, et couds le soleil aux herbes ;
Tisse, et serre l’un et l’autre, serre et sertis la lumière et tes cheveux ;
Serre auprès de toi ce foyer livide, serre ses éruptions brusques ; 

Prends-en garde, comme le chien et son troupeau ;

Tisse, et serre, serre-moi contre toi, serre tes volutes de fumées aux miennes, tes humeurs aux miennes ;
Serre tes lèvres en une série de plis livides, couds les miennes aux herbes, couds les miennes au haut du haut, serre mon front sur ta bouche ;
Je sens que tu serres, je veux que tu serres encore, et encore plus, et encore plus longtemps ;
Serre mon âme, serre nos buées, nos parfums, nos joues fraîches nos joues brûlantes, serre contre moi le mot à l’orée de ma langue ;
Serre ce qui perle à mon front, serre ce qui fait luire tes lèvres, ce qui tremble au bout de nos ongles, 
Serre le jour entier, serre à en perdre la sensation de tes bras, serre à en croire que tu me tiens au-dessus du vide,
Serre avec peur, comme j’ai peur de te perdre si tu desserres, serre encore, je te sens enfin proche,
Entends, entends ! Ces envols tout autour de nous, ces étoiles qui s’accrochent sur le plafond, entends les vibrations de notre terre !
Entends, entends ! Comme le mât de notre barque vibre, comme le ciel rougit de ma lèvre cousue, entends, 
Entends-moi comme tout autre ! Entends ma joie sur les hauteurs, entends ma voix vers les hauteurs ! Entends notre voix mêlée au chant d’en-haut, et les chœurs antérieurs qui nous rejoignent des flancs de tous les monts, entends ! 
Entends leurs glottes graves qui vibrent à l’annonce de la bonne nouvelle ! Entends ma glotte entièrement vouée à la tienne, entends ma voix qui a ton son, entends les pièces des maisons vides crouler sous le poids de l’air, entends notre peuple d’ombres qui apesantit la parole, qui apesantit notre monde, et le rend plus aimable, et le rend plus beau, entends,
Entends tout ce qu’il se passe au-delà ! Entends le vertige des millions d’âmes, entends la renaissance du chœur éternel, et son apparition dans les cendres et la lumière, entends le vertige de ton âme qui tombe parmi des millions de noms, entends-le comme je l’entends, je mets l’oreille à ton oreille et j’entends comme dans les conques, j’entends, j’entends, 
J’entends en toi le cri de nos peuples, j’entends sur tes lèvres les migrations de notre espèce, j’entends le chant qui hurle
J’entends le peuple qui hurle, je vais exploser j’en


De grandes îles se forment sur leurs yeux seuls : dans les
barques, on se serre déjà la main. La joie du débarquement.
Personne ne les aurait suffisamment mis en garde. 
On ne croit pas au feu, 
On le subit et on s’incline.












4.

En d’autres temps, tout s’acharnait à s’élever, à prendre des formes, à prendre des forces, tout se levait sur un horizon ferme, les tours de San Gimignano avaient des échafaudages, des dômes à construire ne sonnaient pas encore creux ; on dialoguait quelque chose, et on jetait avec joie nos mèches de cheveux dans le brasier à nourrir. 

On se sentait vivre, on était né prêt : on était arrivé au bon moment, et notre vie entière serait vouée à notre terre, notre pays, notre peuple. 

Et bientôt nous voilà asservis par une terre des hauteurs et des piliers de roches taillées, et bientôt l’horizon flanche, et bientôt des cris arbitraires nous pressent les oreilles, et des voix nous disent de tenir en équilibre sur les crânes asséchés de nos parents, et on ne vit qu’en pensant à la liberté de fuir, qu’en pensant à la liberté de mourir.

Et ces peuplades… 
et voilà que ces peuplades… et voilà que nous je



j’aurais construit cette terrasse, avec mes petites mains, j’aurais pris mon marteau mes outils, et j’aurais fait de grands blocs, j’en aurais fait beaucoup, j’aurais transporté tout ça un à un de la carrière à mon palais, des traces aux doigts j’en aurais eues et le sourire aux lèvres, les sourcils froncés face au soleil les rides s’ajoutant une à une, les rides j’en aurais eues, les frissons de l’aube à mes yeux je les aurais eus, l’amour du ciel bleu-en-haut-blanc-en-bas je l’aurais eu, et l’amour de la poignée de terre serrée dans ma paume je l’aurais eu, et d’un bloc à l’autre le même amour, et à chaque aller-retour un peu davantage, et cette terre je me serais senti sien, et une fois tout le monde arrivé à bon port j’aurais commencé à tailler, et de mon palais j’aurais conçu les plans, et la sainte harmonie en aurait émergé, et des larmes de joie auraient coulé sur moi, sur ma terre sucrée sur sa vie sur mon sang, et sur le plan du lieu quelques larmes aussi ; et dans mon poing serré et tremblant quelques larmes — et un reniflement et retour au travail, les blocs à mesurer le sourire à la tâche, nuit et jour peu importe je suis au travail, et rien ne cessera avant que de mes mains je n’aie placé le dernier bloc de la terrasse.
je me serais arrêté quelques secondes pour baisser la tête devant la mer, et je me serais remis au travail, et j’aurais commencé par les fondations et tout ça, et le sol, et ça prend du temps mais ça ne change rien, et les blocs les uns après les autres, bien agencés, dans la lumière de fin d’après-midi, et à la lumière des bougies célestes, et à la force de mes bras à moi tout ça, et un soir plus beau et moins dur que les autres, j’aurais posé mes sandales sur la terrasse, et mes yeux auraient épousé l’horizon, la mer et le haut des arbres, et ce point d’attache où un bateau clapotait, et cette falaise pleine de vie sombre.

Et mes pieds n’auraient pas traînés, et le buste haut, le sourire digne, et au son des tambours d’un village de vent, j’aurais fêté ma joie.


*


épousent la pluie petits traits sur un fond bleu d’un roi marin sur des mers autres, sur l’absence de plat

épousent les vagues des haies soufflées par le vent, sur le tableau posé à la verticale des neiges sans repos, sur les pas affirmés les tremblements de cordes incertaines, sur les dalles fixes l’affaissement, sur les phares, sur les phares effilés des plateaux de fruits secs, 

épousent la main dans la gueule les plafonds qui fuient, les pantalons aux traces sur les mollets, les fils de pêche et leurs hameçons, 

épousent cette énorme bourrasque de gauche à droite la suite enchaînée (rapidement) d’images d’il y a quelques décennies, le rat qui plonge dans les égouts, la pancarte provisoire qui s’affaisse, le passage d’une richesse d’une main à l’autre, le moment où on s’arrête de marcher et les talons se rejoignent, 

épouse le claquement de doigts, épouse embrasse, pose ton cœur sur mon front, réveille, épouse et sens le tremblement

Et quand je ferme les yeux, n’existent plus les yeux, n’existent plus les picotements sur la plante de mes pieds, plus ce point qui m’a gratté entre les deux sourcils, plus le lieu de contact entre les dents du haut et les dents du bas, plus les foumis dans les jambes, plus les rides au front les jours de grande lumière, plus la friction entre la peau et les vêtements, plus l’écho de poumons et de cœurs sur des grillages d’os, plus la petite bête qui monte qui monte qui monte, plus les parvis de marché le matin frais, plus les bâtiments, plus la moindre construction mais son principe fondateur, plus l’église mais l’empilement de pierres, plus la ceinture mais le cuir, plus la mer mais le sel et l’eau, plus la grotte mais le roche et le vent, plus l’odorat mais l’odeur, sans rien d’autre, sans ma peau comme barrière, sans traduction, sans artifice, sans tentative, juste le fait accompli, juste l’évidence



*



Et on les voyait, et c’était ça, des 
Mouvements ; pas grandioses ni vaniteux, ni absurdes — jamais orgueilleux, jamais autre chose que des mouvements. 
Et on voyait que sur ces ciels supérieurs planaient des bourdonnements, et à qui aurait voulu leur rendre hommage se serait perdu dans le silence. 

Mouvements ; comme le récit de millénaires entassés les uns sur les autres, comme l’indifférence enfin sensible, comme cette abbaye large, pleine de vent, dans laquelle flotte encore l’air de pays autres ; mouvements 
Comme sur l’arbre les battements irréguliers, comme sur des prairies d’herbes hautes la souplesse, comme sur le pinacle de dômes ouvragés un éclair de brutalité, et derrière cette brutalité le front de l’ange calme, et de cet ange l’œil plein de lumière.

Mouvements ; sur les linges encore humides, sur la lourdeur des pierres taillées, et les miroirs, et les paysages vides et sans voix, et sur l’absence de toute voix… et ce discours aux oreilles les plus grandes, qui ne s’arrête jamais, et qu’on n’entend pas…

Mouvements alternés, croisés, comme les pans de robe dans les palais froids, comme les longues rides sur le sable mouillé de la plage, comme sur une pluie nourrie les bourrasques qui s’impriment, comme la table qui cède sous le poids et les fruits qui en tombent, comme les percées verticales d’un feu, comme le moment où les doigts de deux mains étrangères se serrent,
Et comme, dans cette pièce qu’on croirait vide, toute cette présence invisible et inodore, toute cette vie dont on perd la trace, tout cette vie dont on a perdu la trace…

Tous ces territoires impossibles, ces ballons qui ne reviennent pas, ces bords des haies sabrés, et même dans les moments qu’on croirait morts, la transhumance lente des nuages…

Et quand je ferme les yeux disparaissent les yeux, disparaissent les picotements sur la plante de mes pieds, disparaît la sueur qui traîne dans la rigole de mon dos, disparaît la petite bête qui monte qui monte qui monte ; fini le vent qui traîne sur mes cuisses, finies les traces de pluie sur des sols vaporeux, finis les parvis de marché le matin frais, finies les charpentes en bois et leurs toits rouges, finis les bâtiments, finie la seule idée de construire en hauteur, finie la moindre construction, 
et il n’en reste que la force, plus l’église mais l’empilement de pierres, plus la mer mais le sel et l’eau, plus la grotte mais la roche et le vent, plus l’odorat mais l’odeur, plus la vague mais la force, puis l’horizon mais la ligne, le ciel mais la Vibration, sans rien autre, sans ma peau comme barrière, sans traduction, sans tentative, juste le fait accompli le Monde



*



Et Toi ! la bouche ouverte, source de mes rires et de mes désastres, source du temps qui bruite à mes tempes, toi lait-qui-a-tourné, toi nectar, toi à la douceur de l’arbre dont on a arraché l’écorce, toi qui me berces après m’avoir poignardé, toi qui résistes et mets tes mains à mon cou, toi qui toujours me trahis, toi qui m’entends pleurer sur les sources sèches, toi qui m’entends hurler le ventre noué, toi qui m’entends hurler et toi la gorge déployée en moi, toi dont je suis la chose toi qui fais couler dans mon corps le poison de l’espoir, et qui pèse sur mon cerveau comme un père sans confiance,
Toi ton règne finira, toi tu hurleras à ton tour comme une chauve-souris à la lumière,  
Toi tu sentiras les milliers de mains arracher ta peau

Et tu nous entendras engendrer, et tu entendras nos tambours, et tu entendras battre sur nos lèvres les voyelles de notre nature, 
Et nos mains agiteront la vraie écriture, et sur de grands autels nous abattrons sur tes genoux
De grands pieux, et nous serrerons tes poignets infâmes les plus loins l’un de l’autre,
Et peu à peu, assurés, l’âme en commun, les mains partagées, les yeux levés pour la première fois depuis des siècles,
Nos poètes pourront par leurs cris déformer les visages :

BONHEUR ! 
Sur les épaules, l’absence de tout poids ; sur les coins des lèvres, une pression encore jamais connue ; sur les yeux pleins de larmes ; sur les pieds nus tremblants d’excitation ; sur les poils, sur l’esprit !
Bonheur sur tous les corps du monde, comme une pluie d’étoiles ! Bonheur sur les chuchotements et les cris, bonheur sur les pas des vieux et des jeunes, bonheur immobile et mouvementé, bonheur à l’égal des rochers et des fleuves !
Bonheur comme réunion à soi-même, bonheur comme grande maison construite de ses mains, bonheur comme sable épars rassemblé à quatre huit seize mains,
Bonheur comme la langue de l’ange posée sur mes dents, cette dose absurde d’or qu’elle y invente, ce liquide brillant qui déborde des deux côtés de ma bouche, et je me retourne et nous en sommes tous étouffés,
Bonheur la gueule pleine d’or ! fumante dans le début d’après-midi, et jamais plus de la pluie grasse qui tache les murs, et jamais plus de la langue inassouvie qui avait erré dans nos glottes jusque-là !

Et toi, toi le sang plein le visage, toi le sang des millions d’hommes que tu as avalés plein le visage, et que tu recraches enfin de force, 
Toi le vent battant tes oreilles sourdes, toi les yeux pleins du sel de la vengeance, toi qui n’avais jamais inventé le pardon,
Toi tu regarderais hagard le ciel que tu avais autrefois couvert,
Toi tu regarderas hagard notre ciel, 
Toi tu imploreras silencieusement l’algèbre et l’économie, 
Toi tu étireras encore tes membres et avec tes bras immenses tu tenteras de te répandre, et trop tard,
Et trop tard ! et tu gémiras
Et nous, nous te laisserons gémir, portés par le plus grand bonheur ! Entends la joie du monde qui voit tes larmes sur l’autel !

Et comme ton ordre s’écroulera et tombera, et que sur ton front poindront les rides de l’échec et du silence,
On entendra la musique de mondes anciens, comme un choeur de Vestales de l’autre côté d’une vallée…

Sur ces pays où, sur cette…
Sous cette chaleur…

Sous le poids de ces années mortes…

On a fait une cérémonie pour l’arbre tombé, dont la chair sèche et béante avait été offerte au soleil.

On a sonné des cloches et des gongs sous ce soleil de plomb, et les hommes avançaient comme des forcenés. 

Les pas ne s’achevaient pas, on continuait d’avancer et on ne s’arrêterait plus. Et la barque du jour entre deux ports.

Et tout durait, et le soleil et le ciel, et on essayait de l’oublier mais ça revient toujours taper le centre du crâne, cette évidence… et à la fin, tout durerait…


Paris-Madrid-Lisbonne, juillet-août 2024.