La nuit où tu navigues n’aura-t-elle point son île, son rivage ?
SAINT-JOHN PERSE.
.
.
Ici s’affaissera le vide, sans doute, sous un ciel étourdissant ;
Et jamais je ne serai suffisamment bon
— elle regarde…
Elle regarde et ne sait pas, que je sais tout
Et que je me tiens prêt au loin, que je suis sur le point de dégainer ;
Je plisse les yeux sur sa couleur, je précise son halo. —
J’attends que quelque chose s’éclaircisse, et c’est l’habitude qui
Apparaît, sa gorge sèche, et repart.
Jamais on ne m’a fait plus homme
Que sur cette île, seul dans l’ombre de la solitude ;
Et déjà le front de mer s’amplifie et vibre d’un bleu abscons,
Et déjà ce ne sont plus que des traces blanches, grises, vagues,
Que mon iris fait flotter sur le plan vespéral,
Et déjà porte sur le large une nouvelle aube, tandis que
Moi
Je reste assombri.
Jamais on ne m’a fait plus heureux qu’en me laissant inspirer
Sur le récif de la soumission — laissé pour compte, assoupi sur cette grande rive.
Je n’ai pas été abandonné ; j’ai cru l’être, mais on m’a dit que
J’étais fils de l’habitude, fils du monde bientôt âgé,
Que j’étais le dernier sur mes deux jambes qui porte en lui l’
Espoir ancien ;
Que ma bouche affamée serait l’ultime parole des derniers hommes à la dérive.
On m’a dit que j’étais
Le seul ;
Et maintenant je le sais, et je suis seul à croire pouvoir être
Seul au monde.
La tête dans les mains les yeux se révulsent.
Il s’exerce à laisser sa vie en attente de,
À regarder les yeux vides la douceur de l’eau froissée par le vent,
À se dire que tout se finit et que ce sont les derniers instants sur sa terre —
Et ses mains se triturent, se tracassent, chargées d’électricité,
Son corps se fatigue, se voûte :
Le ciel est à l’assaut,
Il clame,
Et tout s’arrêtera comme tout doit s’arrêter.
Il s’exerce à se dire que le temps a fini son œuvre, que c’est un jour du cycle suprême qui s’éteint et qui ne reviendra pas,
Que rien de neuf n’arrivera avant quelques milliers, quelques
Millions d’années de sable,
Que les vents sont là pour
jamais
; et qu’il n’est qu’un passager au bord de la chute. Il
Croit qu’il le croit.
Et que les hommes sont blablablaaaa. Qu’ils sont œuvres… qu’ils sont étranges, à vouloir se prendre pour plus grand…
Il croit qu’il est suffisamment humble pour le penser, tandis que ses lèvres
Muettes gercent face au large.
Un coup de ciel, ses paupières s’irritent tout doucement, et des terrasses s’ouvrent. Il ferme un instant ses yeux secs et cherche
Le reflet des arbres morts dans son codex de rêveries abruptes ; et ça va
Dévoiler la litanie de son esprit instable,
Et il pourra s’avouer vaincu sur la piste du ciel et fendre le vent par ses grandes prières, et présumer que c’est ça, la Vie.
C’est une frange de feu pâle qu’il voit émerger à l’horizon, il ferme un oeil pour voir au mieux
L’incendie ;
Il ferme les deux yeux pour voir s’il est ébloui, il tourne la tête pour s’étourdir ;
Il sent en lui, d’un œil inquiet, la somme des ombres portées, la force accumulée des corps qui n’ont rien transmis d’eux-mêmes, l’énergie des peuples de muets,
L’intensité du bloc de mercure, la certitude que tout est sur le point d’exploser.
Et ça vient avec quelques certitudes.
Il sait qu’il lui faut la rêverie rugueuse d’une
Porte,
Juste assez faible pour qu’on ne puisse la voir qu’à la clarté d’un phare brumeux,
Mais ouverte, bien ouverte,
Et la silencieuse apparition d’un certain membre de son ère, pour qu’il puisse émerger et crier la plénitude.
[…]
C’est à pleurer, à geindre ; il a tellement pleuré,
Tellement pleuré qu’il pourrait
Combler la terre vaine, l’inonder, y faire revenir les moustiques ;
Il ne voit plus, des lignes se courbent.
Il ne sait plus et ne veut plus savoir, il ne sait même plus les mots de l’adieu
Qu’il avait dû griffonner sur un carnet perdu quelque part,
Dont il avait dû hérisser les pages et couper les épanchements comme d’une haie les replis,
Dont il avait dû relire la phrase, pour enfin comprendre, et il n’aurait plus compris et ne comprendrait plus jamais, et
De toute façon il n’avait pas compris, s’il a pensé ce qu’il pensait — et que le carnet brûle.
C’est ainsi qu’on perd le monde ?
Vendu pour quelques pièces, habité d’un souffle trop grand, d’un bras élevé trop loin ?
— traversé de part en part par l’animal venimeux de la journée,
Grignotant les muscles les uns après les autres, c’est peut-être ça que je sens, et qui me heurte
Bien plus que de pleurer ; on dit que les tristesses les plus grandes sont sans larmes.
On va finir par s’abandonner dans les bras ouverts…
Voilà, c’est la fin, c’est ça la fin, encore et encore, l’encre manque de boyaux mais c’est la fin méritée pour tous les
Épileptiques aux cœurs stridents,
À coups de harpe, de gifles invisibles.
[…]
Une pesanteur de métal me saisit.
Mes jours sont des heures ; une ceinture de pierres plates ferme mon ventre, clôt mon souffle. Des pages grises attendent.
Des bestioles se figent dans l’arrière-garde de mon esprit, pendant que le lobe frontal bout. Des chocs magnétiques dansent sur mon torse, hérissent mes poils aspirés par le vide.
Des drapeaux flottent au mât du bateau harnaché. Je me tais et rien ne bouge, pas même cette lampe fade qui jette ses aires sombres sur les murs.
Des prophètes ont appelé ça la torpeur, des nécromanciens renseignèrent cet état, et des magiciens bègues en firent leur mantra, quand la course du mot paraissait perdue d’avance.
Toute coquetterie devient pornographique. Le corps me répugne. Mes mains sont sales, mes bras laids, mon poignet déformé. L’exhalaison du monde m’est insupportable, les renflements de son souffle sont répugnants, ses odeurs purulentes de vie.
Je ne veux plus parler, plus me donner au placard vide. Je garde mes puissances pour autre chose. Et j’aurai beau entendre cette
Cloche, lumineuse, à la tachycardie souriante, je ne voudrai pas vivre davantage.
Et puis la parole me vient comme un orgelet.
[…]
J’attendais la faim et la soif, j’attendais le sirop de mort,
Comme on attend et on appréhende, dans les fêtes, le moment où il faudra partir ;
Des feuilles s’asséchaient, des fruits ne cessaient plus de mûrir,
Ma respiration par ma bouche fatiguée se heurtait
[…]
Et revoilà quelques dunes souffrantes que je partage avec ma terre,
Et les glissades du sable frottent un sabot usé.
J’y crois. Je continue.
J’ai écouté tout d’un coup, me souvenant que ça existait, la flore, le bruit, le tapage incessant des feuilles sur les troncs,
Les pieds, le vacarme du vivre,
J’ai ressenti de tout mon être le vertige de l’absence, du retrait soudain
Comme de la marée l’abandon de la terre heurtée.
Elle me suit comme un bateau prêt à accoster sur les rives étrangères, comme un
Souffle inhumain sur ma terre, comme une traînée de sable sur ma main
Refermée.
Sa nuit prend dans sa toile les insectes les plus vivaces,
Les capture, et les offre au dieu affamé.
Et si je reviens un jour, et si son œil complice me toise de son air vivace,
Me pardonnera-t-elle d’avoir été si longtemps en errance,
Et acceptera-t-elle de m’extraire la pulpe du corps, dans le sacrifice que je lui dois ?
[…]
« En un instant des piliers s’élèvent sur lui et la clef de voûte est précisément au-dessus de sa tête,
Des feuillages verts au fond de gueules, des dorures corinthiennes, des pas d’impie sous les fenêtres et des bleus profonds,
Des damiers et une nappe se forment, et une icône instable est
Dédiée au sacre et à la vénération,
Et ces yeux d’ivoire malade le fixent —
Deux ailes déplumées, semelles de vides à pleurer de joie
Vinrent ainsi un jour et proclamèrent l’oraison.
Des fleurs jaillissent au-dessus comme des cheveux sous les auvents,
Des pelures d’orange caressent les murs absents,
Un repas entier perce le ventre de la prière,
Et l’orage tombe, » et il faut cacher ces feuilles de l’orage.
[…]
Une griffe me perce et laisse sortir une sève âcre,
Qui coule comme les herbes recouvrent les fronts vides,
Comme coulent les prairies quand elles gambadent, les réverbères quand ils s’éteignent, ou
L’eau quand elle refroidit et laisse autour d’elle la condensation.
J’attends, je souffle, je dois continuer.
J’inspire par la bouche contre la fumée du vent qui tournoie,
J’inspire et je pends la langue comme un braque, le goudron s’acharne comme le marteau d’un forgeron
Et imprime sur mon dos la marque translucide des Autres ;
J’expire dans la précipitation pour inspirer moins encore,
Puis la colère de n’être pas parti remonte jusqu’à la gorge et m’étouffe, et plus rien
Ne parvient à sortir de ma gueule large,
Dans le silence elle m’oubliera, car c’est la règle de toute chose, la mesure de tout être, le rythme de nos inutilités —
Je crois qu’on ne se tait que dans sa propre maison.
[…]
Putain
Et au réveil ça ne pourra pas être une plaine vaste où, harassé par l’immensité, il verrait les violets et oranges s’attaquer dans les hauteurs comme l’eau et l’huile, sur des cavalcades de distances et de temps,
Ou bien une autre plaine où le relief éperdu d’une dune viendrait marquer la dernière limite entre les effondrements de la terre et la plaque éperdue des mers ;
Ou bien un désert d’eau, fait par les bouches fuyantes, flottant sur lui-même, fractale de petites secousses appelées solitaires ;
Ce sera une écluse sans murs, un déversoir de puissances en déroute, un magma aux couleurs fades. Et ce petit moment où la tristesse prend le dessus.
[…]
Je veux du sable sur les terres,
Je veux de la pierre sur mon ventre,
Je veux une couleur qui s’anime et qui agite la journée,
Car de ma bouche vide viendra un sommeil de vitrail sale.
Je veux du sable sur les terres, je veux des failles dans l’eau claire,
Je veux une eau qui vacille sur le squelette d’un peuple mort,
Je veux un cercueil de murs calcaires dans la crique aux chevilles vertes,
Je veux la parade des insectes sur la vertèbre troublée de matin frais,
Je veux des silences le désastreux habit, je veux la confrontation, l’attaque et la déroute sur le givre des roches gelées.
Un spectre s’avance à la frange des collines, au flanc des montagnes, au plus fort du vent ;
Il croît presque et ne rebondit plus, il est
Je verrai la paupière fuyante, je verrai les isthmes
Qui couleront sur ses joues rougies, sur son front terne ;
J’ai vu au seuil de la nouvelle vie une exaltation de chairs fraîches, une trace éblouissante du vent sur la courbure d’une falaise,
J’ai vu la création dans les refuges de terre profonde et malléable, la fondation des villes sur un corps svelte d’athlète en posture ;
‘Est loin
[…]
J’attends le souffle du verre gonflant sur mes vêtements, le frottement des draps sur les jambes des Vestales, les hurlements à la mort des rues froides ;
La mise en route des suppliciés, le dernier adieu
De quelques oubliés pour le dernier mont ;
J’attends avec le sourire des fous la nef au fond du lac, le paysage des peaux ardentes, les nuits rouges d’amour et de volonté ;
Et encore de ma terre écartelée j’attends l’appel :
Vrombissante derrière les dernières lignes d’horizon, loin de l’autre côté,
Vouée aux paroles des autres vivants, sacrant leur mélodie,
Laissant les êtres noirs la fouler comme un mil pilé sur la poussière,
M’oubliant presque autant que je devais la chérir ;
Et encore de ma tête écarquillée j’entends la peine ;
Les montagnes sèchent comme des langues de marbre, ainsi la nuit plonge sur nous, ainsi la faim monte
Comme une tempête de sable qui vient peser sur nos toits,
Comme un aveu de la mer enfin ramené sur les rivages par le vent lucide : comme la bouteille frétillante du monde, ou
La missive de l’envoyé venant prescrire les décrets signés la semaine passée ;
Et voici que
de mes yeux dont elle fut reine, elle esquive le regard —
Et est fuyante et préserve ses rochers à ma vue, comme d’un malade le hâle humide —
Elle pratique le rite dans le sang inconnu, elle pratique
Les sacrifices dans les chairs, dans les cheveux hasardeux.
Et quand je reviendrai, et que son œil com
plice m’aura toisé,
Elle voudra m’extraire la pulpe du corps jusqu’à ce que je
tombe.
[…]
Je parle pour un chœur de muscles.
Je ne baisserai pas la tête.
[…]
Quoiqu’on me dise j’attendrai, et plus j’attends plus j’attendrai.
J’attends une poussière insolente.
J’attends qu’elle monte en moi comme la marée.
Je ne peux pas voir le soleil se coucher. Littéralement. J’en frissonne.
J’attends d’atteindre le refuge des petits insectes, j’attends le frissonnement à leur vue. Un calme de foi.
Je renonce à mon échec, je me retire de mes idées bêtes, j’admets l’absence de calme, je tolère enfin ce qui bout et ce qui ,
Je renonce et décide de n’y être plus jamais infidèle, comme l’enfant sevré qui fait ses pas vers l’extérieur du ventre-monde, Je renonce et que jamais rien ne me vacille comme ce cerveau a tenté de me vaciller, que mes mots ne tentent plus jamais d’être corrects, que j’arrête de croire pouvoir, que j’arrête de croire, que j’ai perdu, que putain j’ai perdu, que c’est fini, que plus rien n’existe que la perte, que la perte a fondu sur ma peau, que la peau a fondu sur mes os, que les os tiennent quand la chair bout, que la feuille tient quand le teint s’effeuille, que je mangerai les chairs et les recracherai sur la feuille parce que c’est ce qu’il faut, que je parle vite, que je ne reprends plus mon souffle
[…]
Perdu dans la contemplation maladive, l’absence du senti et le recul pudique,
j’ai guetté la raison, sa beauté, sans voir le mal.
J’ai cru trouver dans un souffle nouveau ce qui n’existe pas, tout ce qui n’est pas la gravité, les os, l’infâme soi.
Je n’ai pas vu les efforts seul auxquels ma vie se vouera.
La pluie va me faire taire. Au bout de mon nez coule le sapin.
Je ne peux plus y échapper. Je cours, je m’arrache ; je perçois ce qui ne me quitte pas.
Les doigts gèlent, se fissurent – j’arrête mais je dois continuer.
Les autres se cachent mais je marche dans la tempête, la pluie.
Je pleure, je rougis de froid, mon pantalon s’imbibe – je suffoque, je ne sais pas pourquoi je suis ici.
Tout est déréglé, détestable. Je ne peux même plus le dire. Ça ne se voit plus, comme tout se fige et saccade…
À jamais le silence, au loin des rêves. À jamais la nuit fade ivre.
Le gris. Comme une de ces envies sur les côtés des ongles.
La rupture, la fin. Sentant la perte de ses membres, les cloques sous les pieds, la salive dégoulinante – voyant enfin les organes mastiqués par Dieu, les traits du visage ;
perdant le contrôle du monde, toujours couvert d’hématomes ; c’est là qu’on est vivant.
[…]
Sur les lignes de crête qui marquent la frontière
Avec le vide tonitruant,
J’observe l’autre côté du cratère, la forme étrange qui refuse,
J’observe la figure sombre prendre son envol, le chemin qu’elle trace pour les vols d’oiseaux,
J’observe mon propre équilibre qui chancelle en regardant ce rite étrange,
Et le magma frétiller dans ma poche abdominale comme des coupes de champagne.
Peut-être que la perspective me trompe,
Peut-être que ce sont mes yeux rougis par les vapeurs ;
Peut-être que l’élégance du mensonge m’a plongé dans un reflet.
Et là : « peut-être qu’au détour d’une coupe… »
Et je n’ai plus aucun doute sur cette entité absente,
Sur ce qui la définit, sur ce qu’elle porte en elle,
Et je la regarde migrer pour l’hiver.
Une eau de verre
Une racine à ongles, goudron de porcelaine
C’est ça qui s’évapore
Quelque chose de générateur et de croissant s’échappe par volutes, s’échappe par fumées, par entrecroisements, d’encens de souffles
On persiste à suivre
On persiste à tenter de dessiner la trace
[…]
Je sens que le sol laisse s’évader des caprices, que bientôt je serai revenu ;
Je disparais, englouti dans un pays d’alertes et de bruits,
Je m’efface d’un trait et d’un clin d’œil, comme le coup de crayon sous l’averse ;
Des roches tombent d’autre part, des blocs de sel ;
Et d’autres cœurs viendront, forcément, et l’habitude, et les soubresauts…
Je sens que les traits que jette le froid dans ma nuque commencent à couler, qu’ils contraignent ma main à se refermer ; je me sens investi de quelque chose de neuf.
Et tes sourcils se haussent sans doute, ils rient, ils riront ! Ils sont faits pour ton visage en rires ! Et
D’autres cœurs viendront, le Cœur arrivera peut-être, il viendra frissonner au bout de vos doigts,
Et un mot entre parenthèses suffira sans doute, un mot pour signer l’ouverture du moment à l’absolu,
Un mot qui rebondirait sur tous les murs et toutes les lumières,
« Peut-être », enfin échoué sur la plage déserte ; « peut-être », encore dans le ciel de linge et d’oiseaux, « peut-être » à jamais ;
Vos yeux scintilleront, vos yeux à l’équilibre sur une branche d’arbre mort,
Vos yeux râpés par les quelques années d’errance,
Vos yeux de vitrail absurde, yeux de bleu marmonnant sur la rive du voyage, yeux de brun et de port cuivré,
Yeux du vol calme qui plane sur ma ville en catastrophe,
Et puis, les murs se construisent.
[…]
Le silence épouse la silhouette d’à peine un ou deux criquets, ou de quelques herbes bruissantes ;
On croise un double aux pieds tremblants, aux cuisses tendues ;
Ses doigts s’écartent ;
Il se concentre quelques instants et fronce les sourcils,
Il regarde et se perd dans des algues bleues et vertes, et il voit ses formes épouser le large,
Et il sent ses doigts caresser l’eau comme sa peau, et tandis que sa main plonge plus profondément ses vêtements se foncent ;
Comme pour vérifier qu’il a tort, il scrute
Au cas où on viendrait à déranger l’ordre du monde,
Et ses regards calmes sont vifs et acérés comme s’ils savaient dissuader un ouragan ;
S’il fermait les yeux, il sentirait les frissons de la peau glacée
Touchée par la plissure humide d’un vêtement au travers duquel on voit tout,
Mais il ne peut pas fermer, il surveille ;
Il fixe un des yeux, il le trouve suspect,
Il pose sa main dessus pour le couvrir, la main se perce — dans une douleur absente, silencieuse — et hurlant il n’ouvre pas la bouche ;
Et maintenant qu’il perd l’équilibre il ferme les paupières avec calme, se sachant perdu mais
Comme persuadé qu’au-dessus de lui on maintiendra les ficelles tendues,
Que sa forme flottera à l’horizontale comme un drapeau sur le ciel,
Comme un aveu sur le large, comme un sourcil sur la mer,
Comme un canon tonnant dans la plaine et son onde frissonnant dans le silence ;
Et il ouvre la bouche pour prendre sa respiration enfin, pour fêter la catastrophe et l’honorer,
Pour donner à l’obscurité la vivacité des fêtes,
Et nourrir sa gorge de poissons colorés ;
Et maintenant des tâches désorientent son regard et dansent,
Les perles nacrées d’un monstre marin remontent de la profondeur, et se coincent dans ses narines implorantes ;
Il bascule sur le dos et plonge sans rien savoir,
Son cœur se perd dans le clocher du noirci,
Et enfin dessiné sur sa bouche envahie par l’eau fraîche, enfin mis en son par une voix étranglée, enfin éprouvé par tous les pores, le nom de l’Aimée.
À vous les murs et les fenêtres
À vous l’amputation du jour, le rempart de la nuit
Prêt à laisser couler d’une vague la foule implorante ;
À vous la disparition, à vous les essences fumantes
À vous le soleil qui luit sur le vasistas
Et qui fait entrer son halo sur les carrelages tuméfiés
À vous la respiration irrégulière qui coule sur les peaux
À vous les nuits blanches et les ciels gris qui tombent
À vous l’accablement d’un arbre à la française
À vous les racines encore vertes arrachées du sol
À vous et à jamais vous les yeux cachés derrière le mur
À vous la prononciation saturée des mots excessifs
À moi, le vent arrache mes cheveux