il est une expérience esthétique du tug o’ war, la même émotion magnétique du spectateur chanceux dont les poils se hérissent, le corps raidit, lorsqu’il est pour la première fois témoin du geste d’un highlander qui folâtre avec un tronc de cinq à six mètres de long
il est aussi la sensation de l’absence rendue matière, l’absence rendue présence, par une couleur aperçue du coin de l’œil, une nuance de bleu qui appelle à la réminiscence, la résurrection d’un disparu ; par une mélodie lancée depuis un rempart, de nuit, seul face aux crocs de l’espace, qui de l’humanité convoque toutes les histoires passées et les aspirations futures
voilà
au bout d’une corde, au creux de cette masse de cinq ou six cents kilos, je suis tiré par je ne sais quoi, je tire je ne sais quoi, je ne sens par chance qu’un long cordon de chanvre sorti droit d’un de mes néants
et je ne le vois pas, ou pas tant, mais sens pleinement cette aspiration portée vers un lieu, ou depuis un lieu, distincts l’un de l’autre, sans aucune identité
au creux d’une masse à laquelle je ne dois rien et probablement de laquelle je ne sais rien, au creux d’une masse peut-être vide, je suis tenu, je suis tendu, étiré
or devant moi l’absence
par-dessus l’épaule aussi, une absence creuse dont les contours ne se dessinent pas, une absence qu’aucune couleur, qu’aucun son, qu’aucun tronc ne saurait annuler jamais, pourtant qui demeure inévitable, cette absence à laquelle je dois tout et probablement de laquelle je sais tout, tant je suis tenu, je suis tendu, étiré depuis le torse par un filin d’éther
me voilà sur la corniche et un vent de culte souffle dans mes bronches, me voilà flûtes, me voilà poche, panse sur laquelle on appuierait ou dans laquelle on soufflerait ; je suis souffle aliéné, je suis moi-même distinct et par mes expirations naît le gémissement tordu de l’effort, le grincement d’une force ou la plainte du filin tourmenté, pleurant :
tha mi ag iarraidh a shèid agus a dh’fhairich an neo-làthaireachd
voix égrénée, cette rengaine peuple la hauteur intangible vers laquelle je penche, aspiré par sa force, et je ne sais ni qui chante depuis nulle part, ni pourquoi ces sons habitent un néant séduisant et étendent leurs liens hors de lui jusqu’à moi
je ne sais non plus vraiment si le filin existe et si toutes ses images, d’un bout à l’autre, possèdent un reflet que l’on pourrait au moins imaginer, ou bien s’il ne s’agit que de chimères bonnes à nourrir un lyrisme mort-né
mais une ombre demeure, devinée sous les rides, j’en vois la main serrer l’aspiration et agiter les cordes, par-delà le voile dans lequel elles s’enfoncent
je sais le spectre
je le sais sans nommer, je le sais être à un bout et l’autre de la corde, en haut et en bas de la falaise, dans la tête et le torse, aux chevilles ; je le sais tapi dans la masse indistincte, chantant ces paroles qui me paraissent des pleurs et ravivent des vestiges, des ruines, traces dont la réalité ne me sera jamais confirmée, de simples histoires passées
et l’envie, la soif profonde qui me traverse comme ce filin, voilà peut-être ce dans quoi résonne le chant, voilà certainement la raison de mon vacillement, le déséquilibre orienté qui sans le savoir mobilise tout mon être pour lutter contre le spectre et sa poigne
⁂
je ne suis pas aspiré comme on l’est par le vide, ni attiré par mes mains restées trop longtemps sur la corde, mes appuis se dérobant, je ne suis pas condamné à la chute je crois que l’aspiration me pardonne d’exister lorsqu’elle m’enchaîne à la tension, je crois que le spectre ne tire pas vraiment ; il attend et m’excuse de m’assujettir à sa force, il attend que je perce l’absence et révèle, pour un instant seulement, les légendes.